Rousseau revisited !

Publié le par Emile

Ca fait un moment que je pense à écrire un truc sur l’éducation, mais comme il s’agit d’un gros machin, j’ai laissé le temps à mes neurones pondeurs de concocter quelque chose qui tenait la route…

 

 

Vaste domaine en effet ! Par où commencer ? De quelle façon aborder cela ? Tant de questions…en plus, avec l’actualité qui s’y est mis, les lycéens dans la rue pour protester contre la énième contre-réforme du mammouth, le thème était brûlant.

 

 

J’ai décidé d’appréhender la question par mon expérience personnelle en tant qu’enseignant. Ben oui, avant de vivre grâce à tes taxes, j’ai fait des choses intéressantes aussi ! J’ai enseigné la langue de Molière aux copains nippons (j’ai essayé Desproges et San Antonio avec des étudiants de très bon niveau, mais bide total !).

 

 

La faim (si, si, j’insiste sur cette orthographe là alors arrête de me les briser) justifiant les moyens, le premier boulot que j’ai trouvé en arrivant ici était dans une grosse boite privée, spécialiste de l’enseignement des langues étrangères aux Japonais. Principalement l’anglais, mais le big boss ayant le sens du commerce, il n’était pas sectaire et l’école, NOVA pour ne pas la nommer, enseignait, et enseigne toujours, le français et l’allemand. Ils se sont mis depuis peu au chinois et au coréen, mais pas à l’époque…

 

 

Les qualifications requises pour être enseignant ? Simplement être natif du pays ! Cela me convenait assez bien. Après une formation expresse de 2 jours, me voilà propulsé devant une classe, un bouquin à la main et la glotte tremblotante. Heureusement, les classes ne sont composées que d’un maximum de 3 élèves, afin que chacun, soi-disant, puisse y trouver toute l’attention dont il/elle a besoin…bla bla bla.

 

Le manuel utilisé, décomposé en unités de plusieurs leçons, était censé permettre aux élèves de progresser…L’objectif de la première leçon, pour attardé débutant total, est d’arriver à mémoriser, comprendre si possible, les présentations : « Je m’appelle ... », « je suis japonais(e) », « j’habite à Tokyo » et les questions équivalentes. En général, le premier pékin venu peut y arriver mais j’ai eu affaire à des cas…

 

Ensuite, l’apprentissage des difficultés de la grammaire française allait crescendo.

 

 

Le bilan de 3 ans de ce genre d’enseignement ? Pas fameux en vérité…En fait, la méthodologie utilisée est assez similaire à celle employée au sein de n’importe quelle école, qu’elle soit publique ou privée. De l’enseignement, certes, de la pédagogie, nenni ! Comme en France dans l’éducation nationale, on préfère faire porter le blâme à l’élève plutôt qu’au système…Et ça marche !

 

 

Observons ce qui se passe dans le cerveau (beurk) moyen d’un individu moyen désireux d’apprendre une nouvelle langue (cela s’applique également pour tout autre forme d’apprentissage et n’est pas exclusif aux langues étrangères) :

 

 

- Première étape, l’individu est motivé, il a réellement le désir d’apprendre et progresse rapidement,

 

- Deuxième mi-temps, la mémoire (car c’est bien elle qui est en première ligne) commence à saturer, le déferlement de règles grammaticales à la con allié au raz de marée de vocabulaire nouveau fait disjoncter l’interface reptilienne de tout individu normalement constitué,

 

- Troisième période, l’élève, plutôt que de remettre en cause le choix de l’école ou du manuel, doute de lui-même, perd sa motivation, patauge, pédale dans la choucroute et ne progresse plus, voire régresse carrément !

 

- Quatrième quart temps, l’élève arrête, et après un certain temps, si sa motivation initiale ne l’a pas quittée, se remet à la recherche d’une école,

 

- Cinquième et dernier acte, ayant retrouvé une école différente, l’acceptant au niveau où il a arrêté, sa motivation est relancée et le cercle recommence !!!! 

 

 

Quel gâchis !

 

 

Puis ce fût la révélation ! La libération, l’immaculé conception (bon, là j’arrête…). J’ai changé d’école. J’ai alors travaillé pour une école qui utilisait une approche révolutionnaire de l’enseignement, le « Silent Way ». Je dis bien approche et non pas méthode car ce dernier mot induit une structuration des cours, un cursus défini et définitif, bref du vent ! Non, non, il s’agit bien d’une approche, créée par un génie pas assez reconnu, Caleb Gattegno.

 

 

L’idée de base est de profiter des talents innés de tout un chacun (même toi !), en utilisant un minimum d’énergie. Chaque fois que tu as recours à ta mémoire pour apprendre quelque chose, tu dépenses des unités d’énergie. Chaque fois donc, que dans une méthode traditionnelle du vocabulaire nouveau est présenté, l’étudiant dépense énormément. Au contraire, en utilisant l’intuition des gens, en les faisant être présent à ce qu’ils font, les dépenses énergétiques sont considérablement réduites.

 

 

Parler de l’approche Gattegno en quelques mots est impossible mais je vais essayer de te la décrire du mieux que je peux. Cette approche s’applique à n’importe quelle discipline. Laisse moi juste t’expliquer son utilité pour l’enseignement du français.

 

 

Le français est une langue dont la phonie et la graphie sont très différentes, contrairement à l’espagnol par exemple. En effet, savais-tu qu’il y avait 23 façons d’écrire le son « a » ! ça t’en bouche un coin hein ! Je t’entends déjà hurler que ce n’est pas vrai et que je dis n’importe quoi. Alors tais-toi et pense ! Comment écris-tu par exemple le son « a » dans (là ça va pas être facile à retranscrire…) le contraire de « homme » ? ……………eh oui ! ça s’écrit « e ». T’en veux d’autres ? Eh bien tu vas être servi, je te donne toute la liste pour que tu t’amuses à trouver des mots comportant cette graphie :

 

 

            a                      as                     ap                    aps      

 

            à                      â                      e                      ao

 

            at                     ats                    az

 

            ah                     ha                     ât                    

 

            ac                     acs                  

 

            act                    acts                  ars

 

            ach                   achs                 âts

 

C’est déjà un exploit quand on est francophone de savoir écrire sans fautes, imagine un peu l’angoisse pour les copains qui ne le sont pas (francophone pour les dérangés du bulbe qui ne suivraient pas…)!

 

 

Gattegno a donc imaginé un système de transcription des sons par un code de couleurs. Par exemple, le son  « a » sera toujours représenté par la couleur blanche, le son « é » par un bleu clair, « i » par le rouge, etc, etc. Ce code étant immuable, les couleurs correspondront toujours à la même phonie, libérant ainsi les étudiants du problème du déchiffrage, et ainsi économisent de l’énergie. L’enseignant travaille donc avec un tableau représentant toutes ces couleurs sous forme de rectangles colorés.

 

                             

 

L’autre innovation de Gattegno, c’est le postulat que pour être capable d’entendre un son, il faut d’abord le posséder soi-même, c’est à dire être capable de l’articuler. Là encore, je peux confirmer cela en donnant l’exemple d’un problème que tous les francophones ont ici au Japon, le « h » aspiré. Ca n’existe pas en français…même après 11 ans ici, j’ai toujours du mal avec plein de mots. Par exemple, le japonais grouille de mots se ressemblants mais qui n’ont rien à voir, par exemple « serpent » et « crevette », respectivement « hebi » et « ebi » en nippon. Bon, je vais pas m’éterniser là dessus, fais moi confiance, c’est un fait.

 

 

Le boulot du prof, et cela à tous les niveaux de classe, est de faire travailler d’abord la prononciation. La vieille idée reçue que les Japonais ne peuvent pas prononcer le son « r » est un mensonge éhonté ! Nous avons tous des cordes vocales, un palais, une langue et des lèvres, et ce n’est qu’une question de travail (déjà effectué quand on était au berceau, car, ignorant que tu es, le babillage des enfants est universel, tous les enfants du monde entier produisent les mêmes sons, ne retenant ensuite que ceux qui leur seront utiles dans leur environnement) pour prononcer comme un Français.

 

 

L’objectif du niveau débutant absolu sera, en une dizaine d’heures, de connaître suffisamment bien la charte des couleurs, et donc la prononciation, pour être capable de prononcer le mot « réglette » correctement. Arrête un peu avec tes yeux de vache folle ayant brouté trop de champignons hallucinogènes, phonologiquement parlant, c’est un mot très intéressant !

 

 

Pourquoi ce mot ? Tout simplement parce que la base de l’approche est de se concentrer sur le vocabulaire structurel du français, et non pas sur l’occasionnel que sont les substantifs. Pour cela, t’as qu’à ouvrir un dictionnaire et tu trouveras ton bonheur. Tous les substantifs sont donc remplacés par ce mot « réglette ». Quand tu sais dire « ma réglette est bleue », tu sais dire « ma voiture est bleue », « ma viande est bleue » etc.

 

Ainsi libérés, les apprenants prennent leur pied. Réglette également car c’est l’autre outil de base utilisé. Un outil développé par un certain monsieur Cuisenaire, originellement destiné à l’apprentissage des mathématiques. Une boîte de réglettes, de toutes les couleurs et de toutes les tailles,  vient s’ajouter à la panoplie du pédagogue, ainsi qu’une série de tableaux muraux où sont écrits tous les mots structurels de la langue étudiée, bien sûr, tableaux reprenant le même code de couleurs.

 

                                          

 

Là, je te sens perdu…c’est vrai que ça doit être un peu difficile à suivre pour toi ! Attends, je vais structurer un peu ! Dis-toi déjà qu’il est impossible de « préparer » un cours, comme on l’entend normalement, car tu ne peux pas savoir à l’avance comment va réagir chaque étudiant face aux situations présentées.

 

 

Exemple de cours face à des débutants qui ne connaissent que les codes de couleurs :

 

 

Une réglette rouge et une réglette jaune, par exemple, sont placées par terre.

 

 

Le prof pointe la phrase suivante, que les élèves n’ont pas de difficultés à prononcer, sur un (ou des) tableau de mots :

 

 

« Vous prenez la réglette rouge »

 

 

En même temps que le prof pointe, il prend ladite réglette rouge.

 

 

Pas de réactions…le prof repose la réglette et pointe « vous prenez la réglette jaune » en même temps qu’il effectue l’action. En général, après la deuxième fois, quelques élèves, si ce n’est tous, ont pris conscience de la signification de la phrase et de la relation entre ce qui est écrit, dit et réalisé. C’est d’ailleurs un grand plaisir pour le prof de voir ces prises de conscience sur le visage béat des élèves !

 

Sans plus d’explications, pour vérifier que c’est compris, on peut alors rajouter des réglettes d’autres couleurs et demander aux élèves de pointer l’action que le prof effectue.

 

 

Je peux t’assurer que, de cette manière, sans explication aucune, le sens des mots est acquis. Pas besoin de leur bourrer le pif avec des terminologies grammaticales à la mord-moi-le-nœud du genre sujet-verbe-complément…

 

En très peu de temps, des débutants deviennent capables de construire eux-mêmes des situations et de produire des phrases (avec la bonne prononciation) comme celle-là :

 

 

« La réglette que vous avez mise contre la verte est beaucoup plus longue que celle qui est à côté de la jaune que je  vous ai donnée et que vous avez mise sur la bleue »

 

 

Je peux t’assurer que des phrases comme ça sortent sans efforts !

 

 

Chapeau Gattegno !

 

 

Enfin, tout ça pour dire que tout est dans la pédagogie. Être pédagogue, ça veut dire être à l’écoute de ses élèves, et surtout, à l’écoute de soi, pouvoir se remettre en question, ne jamais prendre les choses pour garanties, mais évoluer et essayer de trouver une solution. Être présent, c’est aussi avoir conscience de sa conscience !

 

 

A Tchao !

Publié dans Humeurs

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
T
Et pourquoi tu n'y travailles plus ?
Répondre
N
<br /> parce que j'ai tourné la page et qu'après ça j'ai commencé à travailler pour l'Europe !<br /> <br /> <br />
F
C'est bien le système des couleurs, ça permet d'apprendre à jouer de la musique sans le solfège aussi...
Répondre
M
Ca ne marche pas avec le "h" aspiré le truc de la reglette ?
Répondre
M
trop long ton truc!!!!!!!!! tu vas endormir tes élèves!! :):)<br /> pour apprendre une langue y'a qu'une seule méthode : les soirées conviviales accompagnées de bière :)
Répondre